26.10.15

LA TETE DE BOEUF (nouvelle)

Texte sélectionné dans la cadre du Prix Napolli racconta/Naples raconte organisé par l'Université l'Orientale de Naples (Italie).
 J'ai participé à la table ronde (photos) organisée à Naples au mois d'octobre, que tous les organisateurs soient remerciés pour leur enthousisame.

Ce texte sera publié par l'université dans une anthologie bilingue Français-Italien.





LA TÊTE DE BŒUF


Un homme à tête de bœuf entra dans la pharmacie.
- Bonjour mademoiselle, dit-il en ôtant son chapeau.
- Bonjour monsieur, répondit la pharmacienne d'un ton poli tout en finissant de ranger quelques fioles derrière son comptoir.
   Elle était blonde et semblait avoir d'excellentes manières.
- Je viens chercher un médicament pour mon patron, continua l'homme à tête de bœuf. Il n'est pas au mieux et ne se sentant pas la force de se déplacer, il m'a demandé de venir vous voir car il est un habitué de votre boutique et dit vous faire entièrement confiance dans la délicate affaire qui l'occupe.
- Comment s'appelle votre patron? demanda la pharmacienne en baissant un peu la voix par discrétion sans doute.
- Il s'agit de M. Virgile.
- Ah oui, bien sûr, je le connais bien. C'est un très bon ami de ma tante, ils fréquentent le même cercle de bridge. Il ne se sent donc pas bien? Ce n'est rien de grave j'espère... Quel médicament vous a-t-il demandé de venir chercher?
- Voici l'ordonnance de son médecin personnel.
   L'homme à tête de bœuf déposa une petite feuille blanche sur le comptoir.
   La pharmacienne lu la prescription en plissant le front et commenta bientôt:
- On ne m'en demande pas très souvent, je ne suis pas sûre d'en avoir encore en réserve, mais je peux vous en commander pour cet après-midi.
- Oui, je pense que ça ira, de toute façon dans son état il ne sort pas de chez lui, ce n'est pas à quelques heures près.
- Dans son état? Que voulez-vous dire? Il est donc sévèrement atteint? Le médicament que vous me demandez est assez puissant, je suppose que son médecin ne lui a pas prescrit à la légère.
- Certes non, répondit l'homme à la tête de bœuf d'un air fort désolé.
- Sans être indiscrète, de quoi au juste souffre monsieur? Encore du surmenage? Si du moins il ne vous a pas demandé de n'en rien dire autour de vous...
- Quand il est rentré de son cercle de bridge hier soir, il se sentait un peu vaseux, il pensait avoir un peu trop abusé de son cocktail favori, mais après s'être endormi comme une souche sur le canapé du salon, il s'est réveillé en sursaut au milieu de la nuit et il s'est rendu compte que sa tête habituelle avait fait place à une tête de bœuf.
- Oh mon Dieu! C'est épouvantable s'exclama aussitôt la pharmacienne, horrifiée.
    Se rendant compte rapidement de sa bévue, elle essaya tant bien que mal de rectifier sa pensée en ajoutant sans trop y croire:
- Je ne dis bien sûr pas cela pour vous.
- Ne vous en faite pas, j'ai l'habitude, mais mon cas personnel, malgré les apparences, n'est pas du tout comparable à celui de mon patron. Je n'ai pas vu comme lui apparaître soudain sur mon corps une tête d'animal. Pour tout vous dire, je suis un bœuf à corps d'homme. À ce que l'on dit, j'ai beaucoup gagné au change.
- Ah, c'est intéressant, commenta la pharmacienne en tâchant de ne pas montrer sa gêne.
- Comme vous le savez, mon patron dirige les abattoirs de la ville. Être son employé n'est pas tous les jours facile. Certaines personnes qui ne me connaissent pas pensent parfois, quand elle me voient passer dans les couloirs, que je cherche à m'enfuir pour échapper à l'abattage auquel ceux que j'ose encore parfois appeler mes frères sont tous condamnés et que je me suis maladroitement déguisé en homme dans ce but.
- Oui, je comprends, cela doit vous causer de l'embarras... dit la pharmacienne.
   Elle réfléchit quelques instants puis ajouta:
- Je ne me permettrai pas de contester la décision d'un aussi excellent médecin, mais à bien y réfléchir, je doute que ce médicament puisse avoir un effet décisif pour faire revenir M. Virgile à son apparence norm... euh..  habituelle.
- Je ne crois pas que cela soit le but recherché. Il est bien évident que son état est voué à ne pas subir de changement. C'est le genre de chose dont on ne revient pas. La mythologie est plus forte que la science. Personne n'a de doute à ce sujet. Il s'agira, semble-t-il,  plutôt d'un traitement d'ordre psychologique visant à lui faire accepter sa situation. Son épouse a déjà commencé discrètement à lui chercher un bon psychanalyste car pour l'instant, personne n'a encore osé lui révéler toute la vérité.
- Un patron d'abattoir qui ressemble à ses victimes, c'est en effet assez fâcheux...
- Voilà, vous avez tout compris.

***

   Dans le salon au décor quelque peu désuet de sa grande et belle villa de la banlieue chic, M. Virgile se faisait de bien grands soucis qu'il roulait en boule, écrabouillait du talon puis jetait contre les murs en poussant de grands cris de désespoir. Il n'acceptait pas sa nouvelle apparence et considérait être victime d'une très cruelle injustice.
- Le dîner est servi, annonça bientôt un domestique en livrée qui venait d'entrer dans la pièce.
- Qu'est-ce que madame a fait préparer? Demanda M. Virgile assis sur un grand fauteuil en velours sombre, sa tête de bœuf entre les mains, l'air à la fois soucieux et dépité.
- Une tête de veau sauce gribiche, comme chaque samedi, monsieur.
   Devant l'apathie et le silence de M. Virgile, le domestique ajouta:
- Madame a fait savoir au cuisinier qu'il n'y avait aucune raison, selon elle, de changer vos habitudes. Elle a néanmoins demandé de vous dire que le Dr. Cinabre repasserait dans la soirée.
- Bien... bien, vous pouvez disposer... répondit M. Virgile, de plus en plus las et accablé. Il vit son reflet dans la glace et détourna aussitôt le regard.

   Mme Virgile était déjà installée devant son assiette lorsque son mari se traîna dans la salle à manger. Elle buvait un verre de chablis en silence et tapotait la table en signe d'impatience.
- Ce n'est pas parce que tu as un petit souci que tu dois faire attendre ta famille. Tout le monde a faim, si tu voulais que l'on mange sans toi, il fallait prévenir.
   Les deux fils du couple, adolescents aux regards brumeux, mâchonnaient du pain blanc à l'autre bout de la table en regardant voler quelque mouche imaginaire au plafond.
- Tu es injuste, ce qui m'arrive est très grave, très inquiétant, j'aurais espéré que tu fasses preuve d'un peu plus de bienveillance, répondit M. Virgile qui s'installa en face de sa femme sans regarder personne.
   On apporta la tête de veau sur un grand plat en argent. Elle était fumante et répandait dans toute la pièce une odeur de bouillon et d'aromates choisis.
- Je ne mangerai pas de ça, commenta aussitôt M. Virgile.
- Tu crois que c'est facile pour moi de te voir dans ce triste état? Demanda Mme Virgile, d'un ton sec. Fais un petit effort, il faut toujours que tu te fasses remarquer.
 - Que vont dire mes employés... et le conseil d'administration qui a lieu après demain... Ce sera ridicule, les gens vont croire que je me moque d'eux...
   M. Virgile posa un coude sur la table et mit son museau sur la paume de sa main.
- Faite apporter une botte de foin à mon mari, demanda Mme. Virgile en se tournant vers le domestique.

   Mme Virgile mangea de bon appétit. Les enfants ne terminèrent pas leurs assiettes, mais cela n'avait aucun rapport avec l'état de leur père qu'ils n'avaient semble-t-il aucune envie de commenter. Ils s'étaient empiffrés de chips au paprika en revenant de l'école et n'avaient pas grand faim.
   Le patron des abattoirs de la ville n'avait pas dit un mot en voyant le domestique poser, avec tout le respect nécessaire, sur son assiette de fine porcelaine, une large poignée de foin bien sec. Durant plusieurs minutes il n'y avait pas touché. Puis, sans lever les yeux, il avait sorti sa grosse langue rose toute nouvelle et avait léché un brin de foin qui dépassait de son assiette. Plus inquiet que dégoûté, il avait remis aussitôt sa langue dans sa gueule. Il n'avait rien avalé.
   Tout en se resservant un verre de vin Mme Virgile dit d'un ton détaché:
- Il va bientôt être neuf heures, le Dr. Cinabre ne devrait plus tarder. Tu vas pouvoir t'épancher sur tes malheurs.
    M. Virgile ne commenta pas ce trait cruel.
- C'est un brave homme et un grand médecin, dit-il au bout d'un temps. S'il y a quelqu'un en qui j'ai encore confiance, c'est bien lui.
- Tu as pris les médicaments que Firmin est allé chercher pour toi à la pharmacie? Demanda son épouse.
- Oui. Ça ne goûte rien. D'habitude, les potions de ce genre sont toujours amères. Peut-être ai-je aussi perdu le goût...?
- Ne sois pas toujours si défaitiste!
   On sonna à la porte principale qui donnait sur le long corridor dallé de carreaux de marbre noir et blanc. Quelques paroles furent échangées, elles parvinrent assourdies par les cloisons jusque dans la salle à manger. C'était bien le Dr. Cinabre qui se fit accompagner par Firmin à qui madame Virgile avait demandé d'assister à la rencontre entre son mari et le médecin de la famille. C'était un homme d'âge moyen et de taille médiocre au bras duquel pendait toujours une mallette de cuir noir des plus conventionnelles. Il avait la réputation d'être un bourgeois respectable à qui les gens de sa classe faisaient confiance pour soigner leurs maux divers et tâcher d'atténuer les méfaits de leurs vices, si du moins ils en avaient, ce qui était souvent difficile à leur faire avouer.
- Ah mon cher M. Virgile, je suis content de voir que vous vous êtes tout de même levé. Ce matin, dans votre lit, avec cette inutile bouillote sur la tête, vous aviez beaucoup moins bonne mine, dit-il en tendant une main ferme à son patient.
- Ce doit être votre excellent médicament qui fait de l'effet, se risqua à supposer M. Virgile sans trop y croire.
   Le médecin salua madame Virgile et s'assit en face du patron des abattoirs sans attendre qu'on lui en fasse la proposition. Firmin, quant à lui, ne sachant au juste ce que l'on voulait de lui, restait paisiblement debout dans un coin et observait les dorures d'une vieille horloge de cheminée au tic tac assoupi.
- Oui, cette potion est efficace, je vous le garantis, répondit le Dr. Cinabre.
- Et combien de temps cela prendra-t-il pour venir à bout de... enfin de ce curieux désagrément, demanda M. Virgile qui à la vue de son médecin semblait retrouver un peu d'optimisme, c'est que j'ai un conseil d'administration important dans deux jours...
- Ah, oui, dans deux jours, répondit le médecin, l'air un peu gêné. Deux jours, cela risque de faire un peu juste...
   M. Virgile tâcha de ne pas montrer son nouvel abattement. De toute façon ses gros yeux de bœuf ne permettaient pas de déceler beaucoup d'émotion. C'était un peu comme un masque de carnaval qu'il n'aurait pas pu enlever.
- Il faudra que je me fasse remplacer... J'écrirai une lettre d'excuse, vous me ferai un mot disant que je suis malade et que je ne peux quitter ma chambre, n'est-ce pas docteur?
- Certainement, certainement, répondit le médecin avec un sourire qu'il tâcha de rendre aussi bienveillant que possible.
- Vous voulez sans doute allez dans ma chambre pour m'examiner, docteur? Continua M. Virgile.
- Ce ne sera pas nécessaire aujourd'hui, répondit le médecin, je suis venu pour autre chose...
- Autre chose...?
- Oui, le Dr. Cinabre doit te parler sérieusement, intervint Mme Virgile. C'est moi qui lui ai demandé de te dire la vérité sans tarder. Pour ton bien et pour le nôtre.
   Elle tourna la tête en direction de ses enfants qui ne faisaient rien pour cacher leur ennui et l'inintérêt profond qu'ils avaient pour ce que le plus âgé appelait "tout ce cirque".
- La vérité? Quelle vérité?
- La vérité, c'est que votre état est... comment dire... que votre état est définitif, dit le Dr. Cinabre avec le plus de tact possible.
- Mais c'est impossible, vous m'avez dit ce matin que vous alliez ma soigner, que vous aviez déjà rencontré plusieurs cas semblables, et même des cas plus difficiles, qu'il ne fallait pas que je m'inquiète!! Vous m'avez menti. Et toi aussi Clotilde, toi aussi tu as dit que je ne devais pas me plaindre, que ce n'était pas aussi grave que ça en avait l'air...
- Je voulais dire que ce sont des choses qui peuvent arriver à tout le monde, répondit Mme Virgile, qu'il ne faut pas en faire toute une montagne, tu ne vas pas mourir. Tu peux parfaitement continuer à avoir une vie normale. Tu as toujours aimé attirer l'attention, au moins à présent ce ne sera pas pour rien. Je demande juste que tu ne te comportes pas comme si tu étais le centre du monde. Vous prendrez bien un verre de cet excellent chablis, docteur?
   Elle agita une petite sonnette qui se trouvait toujours à côté de son assiette, geste ordinaire qui signifiait que l'on devait lui apporter une nouvelle bouteille de vin.
  Il y eut un assez long silence.
- Et alors, quoi? Que me conseillez-vous? Demanda M. Virgile qui n'avait pas la force de s'énerver et sentait que laisser libre cours à son envie de révolte n'aurait rien arrangé. D'ailleurs était-il véritablement révolté...? Les labyrinthes de sa conscience, depuis longtemps insalubres, encombrés de diverses vases, d'ennui et de renoncements, lui permettraient-ils de s'y retrouver dans tout ce fatras qui l'encombrait? Avait-il encore la possibilité de décider quelques chose, n'avait-il pas plutôt envie de laisser reposer sur n'importe quel botte de paille accueillante sa lourde tête de bœuf qu'il avait tant de mal à faire tenir droite entre ses maigres épaules?
- Comme j'en ai informé votre épouse, je vais vous mettre en contact avec un psychothérapeute de grand talent qui pourra vous aider dans cette période difficile, dit le Dr. Cinabre en cherchant une carte de visite dans la poche intérieure de sa veste, avant d'ajouter en se tournant vers madame:
- Excellent, en effet ce chablis, vous me donnerez le nom de votre caviste.
   L'ainé des enfants demanda ensuite d'une voix lasse mais polie s'ils pouvaient aller dans leurs chambres. Mme Virgile n'y vit aucun inconvénient.
   Le silence régnait dans la salle à manger. On n'entendait rien d'autre que les goutes de pluie qui s'écrasaient sur la véranda et les bourrasques de vent prédites par les météorologues pour ce début d'automne. Le Dr. Cinabre semblait bien embêté, bien empêtré. Il sentait que M. Virgile aurait du mal à supporter les conséquences de sa transformation. Il le connaissait depuis longtemps et était sincèrement désolé de le voir sombrer dans une telle mélancolie. Le voyant fermer les yeux et baisser la tête jusqu'à presque toucher son assiette pleine de foin, il lui dit, vif et à moitié enjoué:
- Voyez Firmin, ça n'a pas l'air de le déranger d'avoir une tête de bœuf!
   M. Virgile releva aussitôt le museau et dit, un rien dédaigneux:
-Mais Firmin est un bœuf. Il a eu la chance d'être transformé partiellement en homme, il aurait tort de se plaindre...
   Firmin était un peu gêné que l'on parle de lui en public. C'était donc pour le donner en exemple qu'on lui avait demandé de venir. Il avait toujours été discret et ne se vantait jamais de rien, surtout pas d'avoir eu la chance d'échapper au marteau de l'abattoir et au croc de boucher. Lorsque l'on avait constaté qu'il avait subi le changement physiologique que l'on sait,  quelques minutes seulement avant que l'on fasse descendre le troupeau auquel il appartenait du camion qui s'était garé dans la cour de l'abattoir, M. Virgile avait été appelé par le contremaître qui ne savait quelle décision prendre à son sujet. Il ressemblait tout de même beaucoup à un homme, l'abattre avec les autres paraissait rien moins que raisonnable et pour tout dire passablement dégoûtant. On l'avait fait descendre à part, on l'avait examiné, puis il avait été décidé de la gracier, en toute discrétion, et de lui offrir une place de domestique dans la famille de M. Virgile qui depuis lors avait toujours eu pour lui beaucoup de respect et une sincère affection.
- Quoi qu'il en soit, intervint Mme Virgile, de l'extérieur vous vous ressemblez à présent beaucoup. Tu ferais bien de prendre exemple sur lui. Il ne se plaint jamais, il s'est habitué à sa nouvelle vie et nous rend en outre de grands services.
- Non, je ne peux pas... je ne pourrai jamais... dit M. Virgile en sanglotant dans sa serviette.
- On s'habitue à tout, poursuivit le Dr. Cinabre, lorsque j'étais médecin militaire j'en ai vu des bras en moins, des jambes coupées et des gueules cassées, la plupart de ceux que j'ai soigné ont à présent des vies on ne peut plus ordinaires. Une tête nouvelle, ça ne doit pas être une chose qui vous met le moral en berne, au contraire, vous devez prendre ça comme un nouveau défi, comme un nouveau départ!
   M. Virgile fit la moue et baissa les yeux.
- Si c'est comme ça, je vais donner ma démission. Je ne supporterai pas le ridicule de faire découper en morceaux des gens qui ont la même tête que moi. Je ne vais pas vanter la qualité de nos entrecôtes et de nos saucissons avec une tronche pareille.
- Si tu penses que c'est la meilleure solution, tu as le droit de le faire, répondit son épouse. Tu n'es plus très loin de la retraite, personne ne t'en voudra.
- Et je veux... je veux que l'on me construise une étable. Avec une mangeoire en pierre. Une belle mangeoire en porphyre. Il y a de la place dans le jardin. C'est là que je veux vivre à présent, puisque vous avez tous l'air d'avoir envie de vous débarrasser de moi, vous aurez ce que vous voulez. Je n'aurai besoin de rien d'autre que d'une botte de paille fraîche tous les deux trois jours et d'un peu d'eau du puits.
  Il semblait un peu dédaigneux, sincère cependant. Il n'aimait pas le changement qui s'était opéré en lui, mais il se disait alors que c'était l'occasion de rompre avec tous ces idiots qui l'entouraient. Avec ses employés, larbins sans cervelle, avec les membres du conseil d'administration qui ne cherchaient de toute façon qu'à prendre sa place, avec ses enfants qui le méprisaient pour Dieu sait quelle raison obscure et surtout avec Clotilde dont il serait bien content de ne plus devoir supporter l'encombrante présence éthylique chaque jour et chaque nuit. En plus, si elle aussi était contente, il n'y avait pas de raison de trop se lamenter sur cet échec marital que seules les conventions avaient jusque-là retardé.
- C'est très courageux de votre part, dit le Dr. Cinabre qui s'attendait à plus de résistance.
- Et vous direz à votre psychothérapeute que je le recevrai sur ma botte de paille chaque samedi matin, ajouta M. Virgile. Je ne sais pas si cela servira à quelque chose, mais ça me fera une petite distraction. J'espère qu'il a une formation de vétérinaire? Sur ce, je vais faire un tour dans le jardin, il faut que je m'habitue à brouter, on a bien fait de ne pas tondre le gazon cette semaine.
   Il sortit calmement de la pièce sous les regards de son épouse, du Dr. Cinabre et de Firmin qui semblait le plus étonné.
- Qui va  remplacer monsieur à la direction des abattoirs? demanda celui-ci.
   Depuis qu'il était entré dans la famille, le moindre changement l'inquiétait toujours un peu. La peur que sa grâce n'ait été que provisoire sans doute.
- Je ne sais pas, répondit Mme Virgile en versant les dernières goutte de la deuxième bouteille de chablis dans son verre. Vous pourquoi pas, dit-elle après quelques instants de réflexion.
- Vous croyez que j'en serais capable, je ne sais pas si...
- Oui, c'est une excellente idée, intervint le docteur, si cela du moins ne vous gêne pas, compte tenu de votre passé... Je suis sûr que cela pourrait faire une publicité très intéressante autour de notre ville: le premier bœuf nommé chef d'un grand abattoir! Cela fera parler, et ça attirera plus de journalistes que les concours de confiture de fraise de notre échevin des espaces verts...
- Je ne sais pas, il faut que je réfléchisse.
- C'est tout réfléchis, voyons, Firmin, dit encore Mme Virgile. J'en fais mon affaire. Le conseil d'administration ne peut rien me refuser.

  Ce fut en effet avec grand enthousiasme que les membres du conseil d'administration de l'abattoir de la ville nommèrent Firmin à la tête de l'établissement. Quelques végétariens le traitèrent bien de traitre, nièrent sa qualité de bœuf authentique, mais en fin de compte il y eu plus de curiosité que de critique pour cet événement que l'on qualifia partout d'insolite et d'original. Les ventes augmentèrent, et Firmin appris très vite à ne pas songer aux milliers de bœufs qui chaque années passèrent sous les grands couteaux dont il avait à présent la responsabilité. Plutôt eux que moi se disait-il sans doute.
   En revanche, il n'oublia jamais de rendre de temps en temps visite à son ancien patron avec qui il partageait une assiette d'orge ou quelques bonne touffe d'herbe dans l'étable que M. Virgile souhaitait ne plus jamais devoir quitter.
- Ne vous en faite pas M. Virgile, disait parfois Firmin, en lui mettant la main sur l'épaule, s'il le fallait, si quelqu'un au conseil d'administration avait des pensées malveillantes à votre égard, moi aussi je préconiserais votre grâce.






Décembre 2014



17.6.15

"La vénus au couteau"



"La vénus au couteau" 
Acrylique sur bois, 90 x 120 cm 2015









5.4.15

Les nudistes et jupiter



Les nudistes et jupiter, encre sur papier, 60 x 35 cm, 2015,