14.9.11

La trompe - conte fantastique



Avec cette grande trompe qui lui mangeait à présent le visage, il était difficile de prétendre que monsieur V. avait un aspect ordinaire. D’ailleurs on ne le prétendait pas… le moins que l’on pouvait dire était qu’il ne passait pas inaperçu. Ça le changeait beaucoup par rapport à ce qu’il était avant. Moi en tout cas, je ne le reconnu pas tout de suite.
Il semblait plutôt fier de lui, pourtant, son idée de se faire greffer une trompe d’éléphant à la place du nez n’avait pas été très bien accueillie par tout le monde. Lui qui voulait toujours passer pour un garçon discret, un fonctionnaire sans histoire… « Mais non enfin, ce n’est pas pour me faire remarquer, c’est parce que j’aime ça que je l’ai fait, ça me va bien. C’est moderne. Des gens tout à fait corrects l’on fait bien avant moi », disait-il quand on lui posait des questions à ce sujet. On le sentait un peu sur la défensive, prêt à faire valoir son bon droit, comme s’il savait que ce n’était pas tout à fait normal, pourtant, il paraissait très sûr de lui et tirait même un certain orgueil d’avoir eu cette idée que nous jugions tous saugrenue et pour tout dire un peu absurde. Se sentir à part tout en faisant semblant d’être ordinaire devait sans doute lui apporter une certaine satisfaction.
Cela fait presque cinq ans que je travaille dans le même bureau que lui, que je le croise tous les jours, que nous échangeons des dossiers ou que nous comparons nos travaux autour de la machine à café et je m’étonne de pouvoir dire si peu de choses à son sujet. C’est un être si discret en général. Si peu expansif. Le type même de l’employé ordinaire qui ne sort pas de la masse, qui fait correctement son travail et ne cherche pas à lier connaissance avec ses collègues sans raison. C’est sans doute pour cela que nous avons trouvé anormal de le voir se différencier ainsi du reste de la population. Il ne se vantait pas ouvertement de sa nouvelle apparence, mais on sentait fort bien sa jubilation intérieure quand on le remarquait. Il avait d’ailleurs changé l’emplacement de son bureau pour que personne ne le voie plus travailler de dos. Il paraissait évident qu’il voulait que tout le monde puisse le contempler, que toutes les personnes qui entraient dans la salle où nous travaillions remarquent son changement d’allure, même si cela pouvait être choquant ou perturber certains esprits
Un jour, j’ai surpris une conversation à ce sujet, c’était le chef de section qui s’énervait et lui faisait toutes sortes de reproches relatifs de sa nouvelle apparence:
- Non, je ne reviendrai pas là-dessus, vous ne pouvez pas porter cette trompe, disait notre supérieur d’un ton sévère, presque colérique.
C’est un être assez rigide.
- Ah bon ? Et pourquoi donc ? Le règlement l’interdit peut-être ? répondit alors Monsieur V. un peu ironique, et très sûr de lui, sachant qu’il était dans son droit.
- Ce n’est pas le problème, répondit le chef de section en jouant nerveusement avec son stylo.
- Si justement, c’est le problème. Vous n’avez pas à me reprocher une chose que rien n’interdit. D’ailleurs, Mademoiselle H. a bien des oreilles de lapin depuis quelque temps, il me semble ! Vous le savez bien, vous la voyez tous les jours. Mais elle, vous ne lui dites rien !
- Oui, mais c’est différent, mademoiselle H., ça lui va fort bien ! C’est dans son style. C’est une personne de goût que tout le monde apprécie. Et je vous signale en passant qu’elle a obtenu une dérogation spéciale de son chef de service pour pouvoir recevoir les clients depuis son opération. Vous, vous n’avez même pas songé à en demander une, vous n’avez prévenu personne, vous êtes arrivé un jour avec cette monstruosité au milieu du visage comme si c’était une chose naturelle, je suis désolé, mais ça ne se fait pas ! Ce n’est pas corporate…
Finalement personne ne lui a fait de soucis au travail, ses supérieurs savaient bien que si on le renvoyait pour ça les syndicats s’en mêleraient car il n’y avait en effet aucun règlement interne ni aucune loi pour interdire à quiconque de se promener dans les locaux de l’entreprise avec une trompe d’éléphant ou de quoi que ce soit au milieu du visage.

Quelques temps plus tard, en faisant la file à la cantine, je me suis risquer à lui poser quelques questions. J’étais un peu gêné car j’avais peur de paraître trop indiscret, mais ma curiosité était trop forte pour que je ne profite pas de l’occasion pour l’interroger.
-Et à quoi vous sert-elle au juste, cette trompe? lui dis-je tandis qu’il faisait avancer son plateau après avoir mis quelques cornichons et un yaourt dans son assiette.
-Mais… à rien. Enfin si, elle a un intérêt esthétique. Il ne faut pas chercher plus loin. Je peux bien sûr en faire usage, elle m’aide quand je prends mon bain par exemple, pour aspirer l’eu et me l reverser sur la tête, mais ce n’est pas l’essentiel. Je ne comprends pas ce qu’il y a d’extraordinaire là-dedans. Je suis vraiment le premier surpris que l’on me pose tant de questions à ce propos.
-Avouez tout de même que vous faites preuve d’originalité…
-Pas tant que ça. En tout cas ce n’était pas le but, dit-il sans que je le croie vraiment.
-Et cela ne vous gêne pas pour respirer ?
-Pas du tout, encore une fois ce sont les autres qui se posent des questions, de mon point de vue tout cela est parfaitement naturel.

Cela dura de longs mois. Petit à petit, même si nous nous habituions à sa nouvelle apparence, nous trouvions toujours cela pour le moins insolite. C’était peut-être parce que le milieu où nous évoluions était par trop conformiste, voire conservateur, peut-être aussi parce que nous étions trop absorbés par notre ennuyeux et répétitif travail de fonctionnaires car il a bien fallut admettre que petit à petit, nous avons commencé à voir dans les rues, dans les parcs, dans les grands magasins, comme au cinéma, dans les magazines de mode et à la télévision, des gens de tous âges et de tous milieux qui comme lui se mettaient à se promener avec une énorme trompe d’éléphant au milieu du visage. Cela devenait à la mode, on en parlait partout, les journaux consacraient des articles entiers à ce nouveau phénomène et en quelques semaines, porter une trompe d’éléphant à la place du nez passa pour une chose à la fois moderne et valorisante. Cela prouvait que l’on était à la page, que l’on suivait les tendances actuelles. Au début, Monsieur V. fut assez fier de voir qu’il avait été un précurseur, presque un avant-gardiste. On peut le comprendre, lui qui avait toujours paru si ordinaire, qui s’était jusque-là fait si peu remarquer. Quand il arrivait le matin il avait du mal à cacher sa satisfaction, on le sentait un peu arrogant, ne cachant pas son orgueil d’avoir eu raison avant les autres. C’était un peu du genre : « haha, vous voyez bien, c’est moi qui avait raison, on fait moins le malin maintenant ». Même le chef de section dut reconnaître qu’il l’avait traité avec trop de condescendance et avec un mépris qui n’avait pas lieu d’être, ce qui augmenta encore sa satisfaction et sa morgue.
Durant quelque temps, il fut pourtant le seul au bureau à avoir l’envie - ou le courage - de suivre cette nouvelle mode. Mais un lundi matin, notre comptable, Monsieur T., un brave homme aussi compétent que bien vu de la direction, franchit la porte en arborant une trompe encore plus longue et plus belle que celle de Monsieur V. Lui aussi était fier, il parada toute la matinée dans les couloir de l’immeuble et reçu de nombreuses félicitations. Tout le monde disait que cela lui allait à merveille, qu’il avait fait le bon choix, que l’on reconnaissait bien là son goût si sûr. Cela ne manqua pas de contrarier un peu le pauvre monsieur V. qui fut le seul à ne pas dire à notre comptable que sa trompe lui seyait à merveille. Il fit l’indifférent, se comporta comme s’il n’avait rien remarqué, et resta toute la journée caché derrière l’écran de son ordinateur, à cliquer et à tapoter, comme s’il boudait dans son coin.
Au fil des semaines, cette mode devint de plus en plus ordinaire, presque banale. On ne remarquait même presque plus les porteurs de trompes. Dans notre immeuble, il y en avait alors au moins une douzaine. Pour se faire tout de même un peu remarquer, ceux-ci tentaient parfois de barrir, mais comme cela agaçait tout le monde, cette mode ne dura fort heureusement pas trop longtemps.
Assez vite, on sentit que monsieur V. déprimait, et nous avions un peu pitié de lui. Moi, je n’ai jamais eu envie de me balader avec une trompe, je n’ai pas de goût pour ce genre de choses. J’ai beaucoup de défauts, mais je ne suis pas snob. C’est sans doute pourquoi il s’est un jour décidé à se confier à moi. Nous avons un peu discuté sur le parking, sous un crachin un peu lourd qui rendait l’atmosphère bien sinistre, et il m’a dit qu’il était difficile pour lui d’être passé en quelques semaines du statut d’original à celui d’ordinaire petit fonctionnaire qui suivait comme tout le monde une mode finalement pas si bizarre que ça puisqu’elle avait gagné ô combien rapidement toutes les couches de la société sans difficulté majeure. J’ai tenté de lui remonter un peu le moral, je lui ai offert un verre au café du coin, je lui ai dit qu’il pouvait compter sur moi mais cela n’a pas eu l’air d’avoir d’effet particulier sur lui. Durant les jours qui ont suivit, d’ailleurs, il nous a semblé de plus en plus perturbé et de plus en plus perdu. Nous étions même un peu inquiets. Il aurait pourtant eu, nous semblait-il, des raisons d’être satisfait. Il apparut en effet clairement qu’après les grandes vacances cette mode de la trompe d’éléphant au milieu du visage commençait à s’estomper. Cela n’avait duré que quelques mois et les gens passaient à présent à autre chose. La nouvelle mode ne serait ni plus ni moins ridicule, ni plus ni moins absurde, elle serait différente, voilà tout. Si cela lui tenait tant à cœur d’avoir l’exclusivité de son appendice au sein de la société, il pourrait certainement assez vite se réjouir, car on entendit bientôt des gens qui jusque-là paradaient fièrement avec leur trompe, dire que bientôt ils allaient sans doute y renoncer, qu’ils avaient entendu qu’à Londres tout le monde ne jurait plus que par les queues de castor et que c’était à la fois beaucoup plus pratique et beaucoup plus élégant que les trompe d’éléphant.
Un jour, lors de la pause de midi, une de mes collègues, la secrétaire du chef de section, lui demanda d’un ton plus amical que taquin et en plus avec le sourire, quand il allait enfin retrouver son état normal. Elle lui dit que plusieurs de ses amies avaient déjà renoncé à leurs trompes et que lui aussi devrait peut-être songer à passer à autre chose (elle mentionna l’idée des queues de castor). Cela nous a étonné qu’il ne réponde rien. Il avait juste un peu blêmit, puis était parti terminer ses tartines dans les toilettes. Ce n’est que quelques jours plus tard que les choses sont devenues plus claires. Lors d’une discussion, il a fini par avouer qu’à la différence de tous les autres porteurs de trompe, lui, il avait véritablement subi une opération, que la trompe d’éléphant qu’il portant au milieu du visage était réelle, et avait été authentiquement et solidement greffée par une équipe de chirurgiens professionnels de la faculté qu’il avait bien entendu payés fort cher pour cela.
- T’as pas fait cette connerie ? lui dis-je sans vraiment croire à ce qu’il affirmait.
Il fit signe de la tête que si, et se prit son visage entre ses mains en laissant pendouiller tristement sa trompe sous la table.
- Mais on croyait tous que c’était une blague, continua un de nos collègues. Tous les autres se sont fait poser des trompes postiches, tu le savais quand même ? Tu imagines le nombre d’éléphants qu’il aurait fallut raccourcir si tout le monde avait fait comme toi ? Tu y penses à ces pauvres bêtes ? Même celle du comptable était en plastique, et pourtant elle paraissait plus authentique que la tienne. Elles tenaient avec une très bonne colle, ça ne se détache pas comme ça, mais jamais personne n’aurait songé à se faire vraiment greffer de manière chirurgicale une telle horreur !
-Et mademoiselle H., ce n’est pas vraiment des oreilles de lapins qu’elle porte sur la tête ?
-Si, mais elle, c’est une cinoque.
Il paraissait tellement malheureux que nous n’avons pas osé continuer trop longtemps à lui parler de ce douloureux sujet. Cela ne servait à rien d’enfoncer le clou, de marteler sur sa pauvre tête qu’il était un imbécile.
En l’espace de quelques semaines, à l’exception de celle de Monsieur V., toutes les trompes disparurent de la ville, jetées au rebut ou transformées en lampadaires ou en tuyaux d’aération. Nous trouvions cela si triste de le voir errer dans les couloirs de l’immeuble avec cette grosse chose suspendue à son visage, que vers la fin de l’année, j’ai lancé l’idée de nous cotiser entre collègues pour l’aider à réunir l’argent nécessaire à une nouvelle opération visant à l’amputer de sa trompe. A ce que l’on disait, certains chirurgiens de la capitale acceptaient d’effectuer ce genre de travaux. Mais discrètement, car défaire le travail d’un collègue n’était paraît-il pas très déontologique.
Il nous a dit être touché par notre proposition, qu’il appréciait de voir que nous pensions à lui, mais qu’il devait encore y réfléchir, qu’il hésitait et jusqu’à présent, il ne nous a pas encore donné de réponse et continue à promener sa mine éplorée et à traîner sa misérable trompe molle en n’ouvrant que rarement aux autres son cœur triste.